Vous avez une petite fringale, vous commandez des tacos de votre restaurant préféré. 7 minutes plus tard, votre téléphone vibre: la commande arrive. Vous sortez sur le balcon, un bourdonnement se fait entendre; un drone se stabilise au-dessus de votre tête. Une nacelle descend, et dépose devant vous votre commande. Tout s’est passé si vite, les tacos sont encore parfaitement croquants.
Si la scène de livraison par drone peut sembler familière, c’est qu'on a pu en voir des variantes dans plusieurs vidéos promotionnels. Il ne fait pas de doute que la livraison de colis, de nourriture, de pièces de rechange, de produits sanguins ou de médicaments par des drones est une technologie de rupture, qui bouleversera la façon dont on fait des affaires, surtout dans un contexte où les consommateurs s’attendent à une livraison de leurs produits commandés par internet de plus en plus rapide, dès le lendemain ou mieux, la journée même. Mais est-ce que c’est une vision du futur réaliste? Si oui, est-ce que c’est pour bientôt?
Mais tout d’abord, rappelons les principaux avantages de la livraison aérienne par un appareil sans pilote: la rapidité et la flexibilité. Un drone peut survoler les travaux, les détours dus à la construction, les feux de circulation et les embouteillages. Le trajet pourra aussi être fait pratiquement en ligne droite, par-dessus les rivières, les lacs et les forêts. Un colis pourra être envoyé directement à destination, sans attendre son tour dans un camion de livraison. Un drone pourra effectuer une livraison au milieu d’un parc, d’un sentier, ou des endroits inaccessibles par une route.
Un autre avantage est la simplicité d’utilisation: une fois l’adresse de destination programmée, le drone s’y rendra de façon autonome, sans qu’une intervention humaine ne soit nécessaire.
Certains drones vont se poser pour faire la livraison, ce qui demandera de s’en approcher pour récupérer le colis; d’autres systèmes vont plutôt voler sur place à quelques mètres au-dessus de la destination, et faire descendre le colis dans une nacelle.
Question de puissance, mais aussi de sécurité, les drones plus gros peuvent avoir plus d’hélices, 6, 8 sinon plus. La plupart n’ont pas besoin de piste: la plupart décollent, volent et atterrissent comme un hélicoptère. Pour augmenter la vitesse de croisière, des modèles VTOL décollage et atterrissent à la verticale, mais ont des hélices qui pivotent pour voler à l’horizontale comme un avion une fois dans les airs. C’est le cas du modèle dévoilé par Uber Eats en 2019.
Les opérateurs pourront gérer une flotte de drones adaptés aux types de livraison.
Pour un usage professionnel, les drones devront aussi être plus durables et faciles d’entretien, avec un accès à des pièces de rechange, mais aussi aux mises à jour logicielles pour assurer la sécurité et la conformité aux normes aériennes. Leur utilisation devra être simplifiée au maximum, et s’intégrer aux processus d’affaires de l’entreprise - de la prise de commande à la facturation du client. C’est pourquoi certains fournisseurs de drones proposent un système de gestion de vol complet qui va bien au-delà de l’appareil lui-même, sous forme d’un forfait avec un coût mensuel.
Mais pour que la livraison par drone puisse vraiment décoller - c’est le cas de le dire - il faudra d’abord établir toute la réglementation nécessaire.
Au Canada, il est simple de prendre un permis de conduire, de s’acheter une auto ou un camion répondant aux normes de sécurité de Transports Canada, et de prendre la route pour se déplacer d’un point à un autre, en respectant le Code de la route. Pour opérer un drone de plus de 25 kilos ou pouvant voler hors de portée visuelle de façon autonome (sans être pilotés), ce n’est pas encore le cas: les lois ne sont pas encore finalisées: on vole « en dehors des règles! Il faut actuellement obtenir des permissions spéciales, au cas par cas. (La situation est depuis peu beaucoup plus claire pour les drones de moins de 25 kilos et pilotés à vue!)
Les règles de l’aviation peuvent servir d’inspiration, mais elles impliquent qu’il y a un pilote à bord, avec une formation pour détecter et éviter les obstacles, même en cas de défaillance des équipements. Les nouvelles règles devront déterminer de A à Z les capacités de pilotage et la navigabilité d’un système informatisé.
Il faut aussi garder en tête que les drones s’ajoutent au trafic aérien civil, commercial et militaire actuel. Ils devront s’y intégrer harmonieusement! Pour les organismes de contrôle aérien, il y aura beaucoup d’ajustements à faire; c’est un peu l’équivalent d’ajouter des bicyclettes sur une autoroute achalandée!
Transports Canada a publié en avril 2020 un « Avis de proposition de modification » pour recueillir des commentaires de l’industrie sur les systèmes d’aéronefs télépilotés hors portée visuelle à faible risque. Une étape qui se concentre sur la livraison de fournitures aux collectivités éloignées, les opérations des premiers intervenants, la collecte de données sur les ressources naturelles et la faune et l’inspection des infrastructures. La livraison régulière de colis dans des zones urbaines, plus complexes et plus risquées, sera abordée dans une prochaine étape. La bonne nouvelle: le processus de réglementation est en marche. La moins bonne: on ne sait pas exactement quand il sera finalisé. L’adoption des lois pourrait prendre plusieurs années.
Pour favoriser les échanges commerciaux, les règles devront être similaires à ceux des autres pays, qui sont elles aussi en train d’être définies. Le Canada participe d’ailleurs activement aux discussions liées aux drones de l’OACI, dont le siège social est à Montréal.
Comme rien n’est encore finalisé, Transports Canada invite d'ailleurs les citoyens, entreprises ou organismes concernés à participer aux discussions sur la réglementation des drones.
La raison de toutes ces règles, c’est la sécurité. Minimiser les risques que représentent les drones est une étape cruciale avant de permettre le survol régulier de zones habitées. Il faudra penser aux algorithmes pour éviter les collisions, l’établissement de zones de survol interdits, et à tous les dispositifs de sécurité embarqués (phares, parachutes, balises de positionnement, etc.).
En vol, un drone devra avoir des réflexes équivalents ou supérieurs à ceux d’un pilote humain pour gérer une situation imprévue - erreur de programmation, collisions (avec un oiseau, une grue, un câble...), ou des problèmes mécaniques ou de ses capteurs. Pour plus de sécurité, Drone Delivery Canada a annoncé en septembre 2019 l’ouverture de son centre d’opérations commerciales, situé à Vaughan, en Ontario, d’où un opérateur humain peut prendre à distance le contrôle d’un appareil - jusqu’à 1500 à la fois - en cas de situations imprévues.
Il faudra aussi déterminer le type de capteurs nécessaires pour remplacer les yeux et les instruments d’un pilote: est-ce qu’il faudra utiliser des dispositifs radar, acoustiques, optiques, ou une combinaison des trois? De plus, il faudra certainement équiper le drone d’une balise de type ADS-B, déjà requise pour les appareils volants dans plusieurs pays pour faciliter la gestion du trafic aérien. Une balise ADS-B Out diffuse en permanence l’identification de l’appareil, avec des informations de vol, comme l’altitude et la position GPS; une balise ADS-B In ne fait qu’écouter le signal ADS-B des autres appareils.
Le manufacturier chinois DJI a annoncé l'intégration de balises ADS-B In (sous le nom AirSense) dans ses nouveaux drones, pour repérer les autres aéronefs à proximité, pour effectuer au besoin les manoeuvres d’évitement nécessaires. Aux États-Unis, 8 entreprises (Amazon, Boeing, Airbus, Wing…) ont été choisies pour définir les normes d’une balise appelée Remote ID, qui sera nécessaire pour les drones survolant le territoire américain.
Il sera aussi essentiel de déterminer dans quelles conditions météo et de visibilité chaque appareil pourra voler de façon sécuritaire.
Comme pour les avions, un programme de maintenance strict des appareils devra être respecté. Il faudra aussi considérer les risques de détournement d’un drone pour en voler la cargaison ou pour l’utiliser à mauvais escient!
Tous ces facteurs auront un impact sur l’efficacité et la rentabilité des opérateurs désirant se lancer dans la livraison par drones.
Pour faciliter l’essai de drones dans des conditions sécuritaires, le Canada compte deux centres d’essais pour les drones, un à Foremost, en Alberta, et un autre à Alma, au Québec. Des espaces aériens de taille et d'altitudes variables peuvent y être réservés pour des tests d’appareils, mais aussi pour qualifier des équipements et la formation de personnel dans différents scénarios d’utilisation.
Le Québec est donc bien placé pour développer une expertise internationale en matière de drones. Le fait que le siège social de l’OACI est situé à Montréal peut aussi donner aussi un petit coup de pouce!
Si les drones peuvent révolutionner le domaine de la livraison des marchandises, ce n’est pas nécessairement une solution idéale pour toutes les situations.
Si attendre une livraison par drone sur son balcon peut être amusant quand la température est douce, c’est moins intéressant l’hiver par grand froid. Qu’est-ce qui se passera si le client n’est pas présent pour récupérer sa livraison?
L’avantage environnemental des drones (pour la plupart électriques) par rapport aux camions de livraison n’est pas net. Selon une étude allemande, s’il y a un avantage pour les drones quand les livraisons sont espacées, l’empreinte de carbone devient similaire dans les villes où les arrêts sont fréquents. L’utilisation de camions électriques diminue encore l’avantage des drones. Des petits véhicules de livraison roulants autonomes pourraient être plus adaptés, sécuritaires et fiables pour les livraisons de courte distance. Il faudra aussi trouver comment gérer les piles rechargeables des appareils, qu’il faut remplacer régulièrement.
Un petit drone. S’ils sont plus gros, ils peuvent être bien plus bruyants, surtout s’ils volent à basse altitude. S’ils se mettent à survoler régulièrement un quartier ou une région, leur bruit pourrait être considéré une nuisance pour les résidents, surtout la nuit. À moins de rendre les drones plus silencieux, ce facteur pourrait diminuer sérieusement leur zone d’utilisation, surtout si l’on tient aussi compte de l’impact sonore sur la faune, pas seulement sur les humains.
Les investissements nécessaires pour se lancer de zéro dans la livraison par drone sont importants. Les géants comme Wing (une division d’Alphabet dont fait partie Google), le géant de la vente en ligne Amazon et UPS ont un avantage certain! Des entreprises comme GoPro, Parrot, Intel et des startups comme Airware ont déjà ralenti ou abandonné leurs activités liées aux drones, même après y avoir englouti plusieurs millions. En plus des incertitudes au niveau de la réglementation, une situation économique floue et les guerres commerciales (la plupart des manufacturiers de drones sont situés en Chine) pourraient diminuer l’ardeur des investisseurs. Des acquisitions et des fusions sont aussi à prévoir parmi les acteurs du secteur.
De façon plus réaliste, pour minimiser les risques et simplifier les procédures, les drones de livraison seront d’abord utilisés d’un point fixe (un centre de livraison, un entrepôt) à un autre point fixe. On imagine des endroits faciles d’accès, une base dédiée, un kiosque d’un service de messagerie, ou encore un autre centre de distribution. De là, le chargement du drone ou la livraison seront effectués par un livreur humain. La livraison directe de l’expéditeur au client sera d’abord déployée en région éloignée, hors des centres urbains, où les besoins sont plus grands et les risques sont moindres.
Il est tentant de prédire une date à laquelle recevoir un colis ou sa commande de restaurant par drone directement au pas de sa porte deviendra banale. Des entreprises travaillent d’ailleurs sur les prochaines étapes, comme la livraison de passagers - des taxis volants autonomes et sans
pilote, avec des prototypes déjà présentés par Uber, et les drones cargo, une catégorie d’appareils volants autonomes encore plus gros: ceux de la compagnie Natilus sont de la taille d’un Boeing 777 et peuvent transporter plus de 300 kilos de chargement. Pour contourner les restrictions de vol au-dessus de la terre ferme, ils sont pensés pour décoller et se poser sur l’eau...
L’utilisation des drones contrôlés à vue de drone va continuer de progresser: ils ont déjà un rôle essentiel pour la surveillance, l’inspection, la cartographie, la foresterie, les services d’urgence, l’industrie minière et du cinéma, remplaçant avions et hélicoptères de façon économique et efficace.
Des innovations technologiques, comme des piles plus performantes ou plus écologiques pourraient accélérer le processus d’adoption des drones. Des situations particulières aussi: comme ils minimisent les contacts, leur utilisation pour la livraison par drone pourrait être une mesure intéressante de distanciation sociale pendant une pandémie. En Ontario, Drone Delivery Canada a d’ailleurs été désignée comme un service essentiel pendant le confinement lié à la Covid-19.)
Mais en attendant que la livraison par drone fasse vraiment partie de notre quotidien dans les centres urbains, on aura droit à beaucoup d’annonces, de premières, de prévisions enthousiastes et de prototypes spectaculaires. À moyen terme, la réalité sera un peu plus banale.
Mais il ne faut pas se décourager: la livraison par drone s’en vient. C’est même déjà commencé! C’est tout le contraire de l’auto volante, dont on nous promet l’arrivée imminente depuis plus de 100 ans...